par Milan Dargent


Le concert de ce soir, en vérité, n’est pas tout à fait mon premier concert des Stones. Mon premier concert des Stones a eu lieu le 20 novembre 1975 dans une toute petite salle, le salon, un soir où mes parents n’étaient pas là et où on pouvait donc mettre la musique à fond. Je faisais Mick et mon petit frère Raphaël faisait Keith. Pas de Charlie, de Bill et de Ron ce soir-là – juste les Glimmer Twins, la quintessence des Rolling Stones. La veille du show, on avait dû casser notre tirelire afin de réunir les fonds nécessaires à l’achat du décor de la tournée… des feuilles de papier crépon de toutes les couleurs, des guirlandes électriques clignotantes et des bâtonnets de feux de Bengale. J’avais inventé un concept scénographique original, baptisé Cosmic Christmas. Le public devait avoir l’illusion de vivre un joyeux Noël rock’n’roll – et puis le Cosmic Christmas Tour, ça sonnait plutôt bien comme nom de tournée. Nous disposions comme il se doit, en tant que meilleur groupe de rock mondial, d’un matos dernier cri. Raphaël s’était fabriqué une guitare Fender Stratocaster en carton, très bien imitée, sur laquelle il avait agrafé six cordes en fil de pêche, et j’avais pu dégoter un pied de micro en enlevant l’abat-jour de la grande lampe de la salle à manger. Quant au micro lui-même, il était plus vrai que nature : un simple pommeau de douche d’où pendait un long tuyau cerclé d’aluminium. Le public en aurait pour son fric, notre répertoire ne comprenait pas moins de trente-trois titres (hors rappels éventuels). Nous allions donner le plus grand concert de tous les temps, un genre de Woodstock-lès-Lyon.
Pour les tenues de scène on avait l’embarras du choix, maman n’ayant jamais lésiné sur le budget attribué à sa garde-robe. Raphaël se décida pour un pantalon-pattes d’eph Yves Saint Laurent, une veste en velours noir et une écharpe Hermès qui ressemblait vaguement au Keffieh palestinien que Keith arbore sur de nombreuses photos. J’optai pour un chemisier jaune canari Sonia Rykiel négligemment ouvert sur un tee-shirt à l’effigie de Marilyn Monroe, un jean aux revers retroussés et des baskets blanches – comme Mick lors du concert de lancement de la dernière tournée américaine, donné sur la plate-forme d’un camion dans les rues de New York. Quel chic ! Le plus marrant fut la séance de maquillage, Raphaël se contenta de souligner son regard killer d’une bonne couche de Rimmel, tandis que j’en rajoutai franchement dans le côté androgyne cultivé par Mick ces derniers temps à grand renfort de paillettes et de fond de teint. À dix-sept heures, tout était prêt. De notre loge, on entendait le public s’impatienter… We want Stones !… We want Stones !… We want Stones !…
J’avais un sacré trac. On jouait notre va-tout avec ce concert. On ne s’était pas produit en France depuis 1970, le monde avait tourné depuis ce temps-là, la musique avait changé, les Osmonds, les Rubettes et les Wings infestaient les hit-parades. Ce come-back dans une si petite salle vide pouvait virer au bide, d’autant que pour la première fois nous allions jouer intégralement en play-back. Raphaël, qui devinait mon angoisse, empoigna subitement sa gratte et jeta : « Let’s go ! » D’un coup de pied il ouvrit la porte du salon et nous nous précipitâmes dans l’arène. Le salon était plongé dans le noir, tous rideaux baissés. Silence glacial. Vite, un disque ! je posai Bedspring Symphony sur la platine, notre meilleur disque pirate, et le salon fut soudain envahi par l’énorme clameur du public (j’avais mis le volume au maximum)… Raphaël eut tout juste le temps d’allumer le light-show avant que ne retentissent les accords de Gimme Shelter, morceau choisi pour l’ouverture du concert. Une puissante lumière jaune, due au papier crépon placé devant une rangée d’ampoules nues, nous empêchait de distinguer le visage de nos fans. Mesdames et messieurs, voici mainnntenant… Raphaël Richards et Milan Jagger ! Les RRROLLING… STOOOONES !…
Agrippé au pied de lampe comme à une bouée de sauvetage, j’éructais : « Rape ! Murder ! It’s just a shot away !… » À ma droite, recroquevillé sur son instrument, le roi du riff faisait la pompe comme aux plus grands jours. « If I don’t get some shelter… Lord ! I’m gonna fade away ! » Au beau milieu du morceau l’invisible Mick Taylor s’embarqua dans un solo lumineux, soutenu par une section rythmique implacable, et c’est à cet instant précis que j’ai compris que nous avions encore gagné : le plus grand groupe de rock’n’roll du monde n’était pas près de céder la place.
Je me sentais des ailes, j’étais le meilleur showman que la terre ait jamais porté, capable d’emmener les foules vers des sommets où elles n’auraient jamais cru pouvoir accéder. Ça planait sérieux. Et le public, ce cher public, qu’est-ce qu’il pensait de tout cela ?… DO YOU FEEL ALRIGHT ?… OUAIIIIIIS ! criait Raphaël… DO YOU FEEL ALRIGHT ?… OUAIIIIIIS ! hurlait Raphaël !… Quelle ambiance ! Les trois premiers titres s’enchaînèrent à la perfection, sans un temps mort – qu’il s’agisse des trois premiers titres de Bedspring Symphony facilitait les choses, soyons justes. Le quatrième, en revanche, démarra sur un tempo nettement trop lent car j’avais oublié de changer la vitesse de lecture en posant le quarante-cinq tours Honky Tonk Woman sur le tourne-disque. Plusieurs fois, le papier crépon brûla et keith dut interrompre le grattage des cordes de sa guitare en carton pour le remplacer. Ces petits incidents nous furent pardonnés, après tout c’était la première d’un Cosmic Christmas Tour qui allait parcourir le monde entier ! Keith n’était pas à court d’idées pour pimenter le spectacle : il décida de monter sur le rebord de la fenêtre afin de jaillir de derrière les rideaux pendant le riff d’intro de Star Star. C’était super, mais on avait un peu de mal à synchroniser notre action : soit notre guitar hero s’élançait en jouant de la guitare dans les airs sans qu’aucun son ne parvienne à nos oreilles, soit il sautait en retard, alors que j’avais déjà commencé à chanter. Les disc-jockeys m’épatent : c’est pas si simple de poser un diamant pile sur le bon sillon, surtout dans la pénombre. My Obsession suivait Star Star (les fans s’embrassaient : « T’as vu ça ? ! je peux pas le croire, ils jouent MY OBSESSION ! » et c’est pendant ce titre que Keith, qui décidément commençait à se mêler un peu trop du domaine réservé de Mick Jagger, à savoir les effets spéciaux, entreprit d’allumer les guirlandes électriques que je voulais garder pour le crescendo final. Il avait vingt chansons d’avance sur le programme mais visiblement ce vieux camé commençait à montrer des signes de faiblesse, poussant la négligence jusqu’à prétexter une subite envie de pisser pour s’absenter durant cinq bonnes minutes. Son morceau de bravoure, Happy, fut une véritable singerie : sans même se donner la peine de jouer de la guitare il imita mon jeu de scène de manière caricaturale, avec force déhanchements et moues lippues.

Le papier crépon cramait à qui mieux mieux et la salle, de plus en plus éclairée, ressemblait de plus en plus au salon où nos parents recevaient leurs amis en écoutant de la flûte de Pan ou des Leonard Cohen de derrière les fagots. Keith se ressaisit sur Midnight Rambler, sa chanson favorite, décrétant tout de go que nous la jouions en rappel, ce qui permit d’allumer enfin les feux de Bengale qu’il rêvait de voir crépiter depuis Gimme Shelter. Je fus contraint de terminer le concert en solo. Dix-huit morceaux ! Pendant Lady Jane j’avoue que le doute s’est emparé de moi, je me suis senti un peu con à pousser ma bluette tout seul, maquillé comme une cocotte et habillé comme l’as de pique – mais un professionnel comme moi savait prendre ses responsabilités : écourter le show pouvait aboutir à un nouvel Altamont. Il n‘y eu pas de rappel ; ma mère, rentrée plus tôt que prévu, interrompit brusquement la fête en faisant irruption dans la pièce. J’étais torse nu, en nage, crachant Satisfaction dans mon pommeau de douche, quand les autorités décrétèrent qu’il était l’heure de baisser le son et de faire ses devoirs. Goodbye Sainte-Foy-lès-Lyon ! We gotta go ! We gotta go ! See you next year !…

Milan Dargent
Soupe à la tête de bouc (éditions Le dilettante, 2002). Air Guitar France remercie l'auteur de nous avoir autorisé à publier ce chapitre.